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I.A.2
1. Nécessité de théâtralité
La « base solide » dont a besoin Alain Resnais prend donc la forme d’une oeuvre littéraire à part entière à laquelle il collabore étroitement. Un des souhaits qu’il revendique pour l’écriture première du film est un ton et une construction nécessairement théâtraux.


a. Une structure théâtrale

L’écriture théâtrale de ses scénarios se manifeste tout d’abord dans leur structure :

« Un scénario d’Alain Resnais est un scénario divisé en actes, dont les charnières apparaissent très fortement, de façon à mieux faire ressortir les points de tension et les chutes. » (1)

Ainsi, le scénario d’Hiroshima mon amour est divisé en cinq parties ou cinq actes, comme dans une pièce de théâtre classique, toutes d’une longueur à peu près égale. Mais ces parties ne sont pas clairement visibles à l’écran. Resnais n’a pas choisi de les mettre en évidence dans son film. Le passage d’une partie à une autre est cependant souvent marqué par une séquence descriptive de la ville d’Hiroshima, mais cela n’est pas systématique puisque la dernière partie commence sur une image d’Emmanuelle Riva s’éloignant de la caméra. La structure théâtrale du scénario semble donc être surtout utile à Alain Resnais pour sa mise en scène puisqu’elle n’apparaît plus ensuite à l’écran. Le scénario de Marguerite Duras se présente d’ailleurs sous une forme très théâtrale : les répliques ne sont pas coupées par des didascalies trop descriptives, elles se présentent, là encore, comme dans un véritable texte de théâtre. Il n’est en revanche pas construit selon le modèle théâtral classique (exposition, nœud dramatique, péripéties, dénouement) : les personnages sont dévoilés petit à petit, l’intrigue ne correspond aucunement au schéma actantiel d’Anne Ubersfeld (2), la fin reste ouverte. Le scénario d’Hiroshima mon amour propose une structure théâtrale dont le récit se situe dans la lignée des écrits précédents de Duras : les éléments d’intrigue sont exclus, le récit se nourrit désormais des sentiments des personnages, attentifs à ce qui se passe en eux et entre eux. Resnais a donc tourné son film à partir d’un scénario assez dépouillé, constitué essentiellement des dialogues écrits par Duras. La structure théâtrale du texte n’est pas explicitement gardée dans le film, mais elle est ressentie par le spectateur : une partie se termine toujours par un moment de forte émotion qui retombe juste après avec le début d’une nouvelle partie, pour remonter ensuite, etc.

En revanche, le scénario de L’Année dernière à Marienbad est difficilement assimilable à une pièce de théâtre, Robbe-Grillet ayant écrit un

« scénario détaillé, circonstanciel, littéraire au possible, laissant courir son imagination verbale et même sa plume la plus graphomaniaque, accumulant les périphrases, les adjectifs, les descriptions écrites, mais en même temps, [il] se soucie en priorité de l’image et de ce qu’elle sera. Il prévoit dans ce qu’il nomme lui-même son « découpage » les mouvements d’appareil, les cadrages, trace des graphiques (le jeu des allumettes), utilise le langage des techniciens (fondus, travelling, voix off), indique le ton sur lequel certaines répliques doivent être prononcées et la durée des plans, mentionne le degré d’inclinaison de la caméra dans certains plans (« elle pivote de 90° »). C’est un scénario omniscient, surprévoyant et parano ». (3)

Pourtant, Robbe-Grillet lui-même, dans sa préface au ciné-roman de L’Année dernière à Marienbad, cite comme point commun avec Alain Resnais, son « sens du « théâtral » (p.9). Le scénario n’est certes pas divisé en actes ou autres parties traditionnellement théâtrales, mais on remarque que le récit laisse une large place au théâtre lui-même : en effet, d’abord, le film s’ouvre et se clôt par une représentation théâtrale, comme si le théâtre encerclait le film, comme une mise en garde : ce que l’on nous montre n’est peut-être pas réel, X et A jouent peut-être le texte dont ils ont vu la représentation au début ; d’autant plus que lors de ce premier spectacle, le film se mêle au théâtre : la voix de X répond à la comédienne, comme s’il avait pris la place de l’acteur :

« VOIX DE LA COMEDIENNE : Il nous faut encore attendre, - quelques minutes – encore, - plus que quelques minutes, quelques secondes... (Un silence.)
La voix d’homme reprend, jouant le texte de plus en plus, comme sur une scène.
VOIX DE X : Quelques secondes encore, comme si vous hésitiez vous-même encore avant de vous séparer de lui, - de vous-même, - comme si sa silhouette, déjà grise pourtant, déjà pâlie, risquait encore de reparaître, - à force, - trop de crainte, ou d’espoir, dans votre crainte de perdre tout à coup ce lien fidèle avec...
La voix a ralenti progressivement, puis s’est arrêtée, en suspens. Et la voix de la comédienne lui répond, après un court silence. » (4)

Comme on peut le voir dans cet extrait d’ailleurs, ce sont surtout les dialogues qui sont marqués par une certaine théâtralité. Le scénario de Robbe-Grillet les noie, en didascalies, dans un flot de descriptions. Le texte met moins les dialogues en valeur que le film de Resnais, bien que celui-ci garde de nombreuses séquences descriptives. L’auteur n’a d’ailleurs pas intitulé son scénario « dialogue » comme Marguerite Duras, mais « ciné-roman ».

Resnais, lui, a peut-être davantage construit son film sur un modèle théâtral : on note en effet par exemple que la caméra, lors de ses nombreux (et fameux) travellings franchit de nombreuses portes qui comportent un rideau, comme autant de levers de rideaux sur une pièce qui commence (ou recommence). Les décors sont fréquemment montrés comme étant factices : l’ombre que laisse la comédienne au début du film sur le décor, peint derrière elle, annonce ce futur plan du jardin où les personnages, figés, laissent une ombre dans un décor qui n’en a pas. La théâtralité de L’Année dernière à Marienbad n’est donc pas visible à la lecture et apparaît davantage dans le film de Resnais.

En ce qui concerne le scénario de Mélo, il est de loin le plus théâtral des trois films (je ne dispose pas du scénario de Smoking / No Smoking) ; il est d’ailleurs appelé « pièce ». Les dialogues sont ceux de la pièce originelle ; seules quelques indications de caméra ou de lumière s’immiscent entre eux. La pièce d’origine est d’ailleurs mise à l’honneur : le titre est inchangé, le film se présente, on l’a dit, comme une « pièce d’Henry Bernstein mise en scène par Alain Resnais », conservant tout le vocabulaire théâtral de rigueur. Resnais garde avec soin les répliques de Pierre et Marcel sur l’ancien domestique de celui-ci, nommé « Zambeaux », nom qu’Henry Bernstein plaçait par superstition dans chacune de ses pièces pour parler d’un personnage absent et qu’Alain Resnais, admirateur de Bernstein depuis longtemps, utilise également depuis Muriel ou le temps d’un retour dans chacun de ses films en hommage au dramaturge. Le texte de Bernstein n’a subi que peu de changements, seulement des « contractions », comme Resnais aime le dire, mais garde une structure théâtrale : certes la pièce était davantage divisée que le texte revu par le cinéaste (en actes, en tableaux et en scènes, tandis que le scénario de Resnais ne comporte plus que des tableaux), mais le découpage, grosso modo, reste le même : un tableau n’est pas divisé en deux ou trois, il garde sa composition propre. Chose cependant surprenante : le scénario est divisé en onze tableaux, mais le film est lui, divisé en trois actes, trois actes correspondant à ceux établi par Bernstein dans sa pièce. Le film comporte donc encore moins de divisions que le scénario lui-même : or si la fragmentation en tableaux joue traditionnellement sur la discontinuité de l’action, le retour à l’acte met alors en avant la continuité du récit et des sentiments des personnages. N’oublions pas que le rideau qui marque le passage d’un acte à l’autre dans le film est un trompe-l’œil, il est peint, rappelant en cela d’ailleurs la division en tableaux du scénario :

« Je ne voulais pas d’un vrai rideau, je voulais qu’il y ait un parfum de théâtre mais qu’on n’ait pas l’impression d’être dans un vrai théâtre ». (5)

La structure théâtrale est une illusion : le film semble nous plonger dans une représentation théâtrale filmée, nous sommes en fait devant un film dont l’écriture théâtrale n’est qu’à la source.

« En fait, si Resnais collabore avec des écrivains ou des scénaristes au style très composé, c’est parce que le texte lui-même l’inspire davantage encore que les idées : « [...] une expression littéraire peut me stimuler au point de vue visuel » ». (6)

Quant à Smoking / No Smoking, il est intéressant de noter que les pièces initiales d’Alan Ayckbourn, Intimate Exchanges, n’ont pas elles-mêmes une structure théâtrale : elles ne sont pas divisées en actes ni en scènes. En revanche, la construction repose sur les entrées et les sorties des personnages (comme dans le film de Resnais, les pièces ont été écrites dans l’optique d’être jouées par deux acteurs seulement) et sur les unités de lieux et de temps. La structure classique (exposition, nœud dramatique, péripéties, dénouement) est respectée, mais sans cesse répétée : l’exposition reste inchangée, mais l’événement perturbateur varie d’une pièce à l’autre, proposant ainsi une multitude de possibilités structurelles. Les films de Resnais divisent un peu plus le récit puisque contrairement aux pièces d’Alan Ayckbourn qui sont faites pour être jouées seize fois en entier avec leurs scènes communes, Smoking et No Smoking proposent des retours en arrière qui finissent par perdre plus ou moins le spectateur. Là encore, la pièce a surtout été réduite ; peu de changements ont été opérés :

« [...] il y avait douze heures de pièce et [...] il fallait en faire deux films de deux heures ; donc, il y avait beaucoup à réduire et à choisir ce qu’on gardait et ce qu’on ne gardait pas ; il y avait aussi des choses très anglaises, donc difficilement compréhensibles pour nous et qu’on a, avec Resnais d’ailleurs, décidé de ne pas traiter. [...] Resnais voulait absolument garder la théâtralité du texte, faire comme si ça pouvait se jouer au théâtre tel quel. » (7)

Les scénarios des films de Resnais ont ainsi souvent une structure théâtrale. Mais celle-ci n’est pas toujours ressentie et sert surtout à donner un rythme particulier au film, mettant en valeur les « points de tension et de chute » comme dit François Thomas (op. cit.). Le texte de théâtre est un texte vivant par ses dialogues d’une grande efficacité. Resnais les met toujours en avant dans ses films ; les mots prennent corps. Mais le théâtre n’est qu’un « parfum » qu’il nous fait sentir, qui nous allèche ; Resnais explore davantage encore le texte grâce aux techniques cinématographiques en lui donnant une certaine profondeur (non seulement dans les décors, mais également avec les jeux temporels impossibles à traiter au théâtre et en dotant l’histoire d’une tenue psychologique).





b. Des personnages de théâtre ?


Les films d’Alain Resnais, et en particulier les cinq dont il est plus fréquemment question dans ce mémoire (Hiroshima mon amour, L’Année dernière à Marienbad, Mélo, Smoking et No Smoking), mettent en scène un petit nombre de personnages : deux seulement dans le premier (Elle et Lui), trois dans le second (X, A et M) si l’on ne tient pas compte des nombreux autres clients qui ne sont là qu’en qualité de figurants, quatre dans le troisième (Marcel Blanc, Pierre et Romaine Belcroix et Christiane qui a d’ailleurs un rôle assez mineur) et neuf dans les deux derniers, joués par deux acteurs seulement et parmi lesquels deux sont mis en avant dans chaque film (Celia et Toby dans Smoking ; Rowena et Miles dans No Smoking). Ce nombre restreint de personnages tend également à donner aux films une atmosphère de théâtre. D’autant plus que Resnais choisit souvent des acteurs ayant eu une formation théâtrale : il a par exemple repéré Emmanuelle Riva dans les pièces Espoir de Bernstein et Le Séducteur de Diego Fabbri ; quant à son trio fétiche Azéma-Arditi-Dussollier, tous sont issus du théâtre. Leur diction est toute empreinte d’un ton théâtral.

« Les comédiens et comédiennes dont Resnais a lancé ou favorisé la carrière cinématographique étaient des acteurs de théâtre confirmés, mais dont le visage et la voix étaient neufs au cinéma. » (8)

Si l’on s’en tient aux textes exclusivement, les personnages semblent avoir eux-mêmes une existence uniquement théâtrale : leur universalité est en effet évidente, ne serait-ce que dans leur nom : désignés uniquement par les pronoms personnels objets « Elle » et « Lui » dans Hiroshima mon amour, ils sont même réduits à des lettres (A, X et M) dans le scénario d’Alain Robbe-Grillet : on ne fait plus la différence entre homme et femme ; ces personnages n’ont pas d’existence en dehors du film, ils n’ont pas droit à un état civil. Dans Hiroshima mon amour, ils ne sont plus déterminés que par leur lieu d’origine :

« ELLE
Hi-ro-shi-ma. C’est ton nom.
Ils se regardent sans se voir. Pour toujours.

LUI
C’est mon nom. Oui.
[On en est là seulement encore. Et on en restera là pour toujours.] Ton nom à toi est Nevers. Ne-vers-en-Fran-ce. » (9)

Le Japonais peut même s’identifier pleinement à l’amour de jeunesse de la Française : « Quand tu es dans la cave, je suis mort ? – Tu es mort... et... », tout comme celle-ci représente « mille femmes ensemble ».

« Nous nous étions dit, raconte Resnais, que nous pourrions tenter de faire un film où les personnages ne participeraient pas directement au drame, mais soit s’en souviendraient, soit en éprouveraient les effets. Nous voulions créer en quelque sorte des antihéros. » (10)

Dans L’Année dernière à Marienbad, les personnages sont tout aussi impersonnels : X est d’abord une voix qui ne se matérialise dans un corps que tardivement, A « se présente exactement dans la position où se trouvait la comédienne du théâtre au baisser du rideau » (texte de Robbe-Grillet p.32) et le personnage de M reste obscur (qui est-il pour A ?). Comme ces statues dont il est question au milieu du film environ, les personnages de Marienbad sont, par leur statut intemporel et universel, de nouvelles figures mythologiques (il en sera plus amplement question dans une deuxième partie).

Dans Mélo, les personnages sont bien évidemment des personnages de théâtre puisque tout droit issus d’une pièce de théâtre. Ils ont certes un nom qui leur donne une existence temporaire, mais ceux-ci renvoient également plus ou moins à l’universel : Pierre, Marcel, Christiane sont des prénoms très à la mode au début du vingtième siècle ; le nom de famille du personnage incarné par Dussollier, « Blanc » renvoie lui aussi à une certaine neutralité. De plus, le générique du film, dans le programme, présente non pas des photos des personnages, mais bien des acteurs eux-mêmes, mettant ainsi en évidence le caractère fictif de ces personnages. Là aussi ces derniers se substituent les uns aux autres : le temps d’un (long) récit fait par Marcel, Romaine devient Hélène (peut-on d’ailleurs y voir un jeu onomastique ? Après avoir vécu une histoire d’amour avec la Grecque, l’Hellène, le violoniste séduit la Romaine) et tombe sous le charme de celui-ci. Les personnages jouent en outre des rôles traditionnels du théâtre de boulevard : le mari, la femme et l’amant.

Smoking et No Smoking vont plus loin : les personnages sont explicitement des personnages de théâtre : on reconnaît en effet sous chacun des déguisements les traits des acteurs qui les jouent, annihilant ainsi tout effet de réalisme. Les films deviennent des jeux de prouesse théâtrale : merci Celia, je veux voir Rowena maintenant. Ces personnages sont en outre de véritables stéréotypes : le grincheux, la réservée, l’exubérante, le vieillard, etc. A chaque femme sa couleur : le rose pour Celia, femme effacée et féminine, le vert pour Sylvie, jeune fille pleine d’espoir en quête d’elle-même, le rouge pour Rowena, l’impétueuse, le noir pour la terrible et l’insatisfaite Irene Pridworthy, le gris pour la vieille Joséphine Hamilton. A chaque homme sa coiffure : les cheveux plaqués pour Toby, frisés pour Lionel, naturels pour Miles, blancs pour Joe. Le côté stéréotypé est ainsi mis en exergue dans les films. Et cela est d’ailleurs visible dès le début avec la présentation des personnages et la situation sous forme de cartons dessinés dans la plus grande simplicité par Floc’h. Mais ces personnages sont passifs, ils attendent que quelqu’un (ou le destin) les prennent en main. Ils ne font pas l’action comme dans toute pièce de théâtre, ils attendent qu’elle vienne à eux, ils attendent que le marionnettiste tire les ficelles qui les fera jouer.

On voit donc que dans tous ses films, les personnages sont d’abord conçus comme des personnages de théâtre : ils n’ont pas de réalité en dehors de leur parole, en dehors de la scène, ils sont des symboles, des universels, voire des stéréotypes. Pourtant, Resnais arrive à leur donner une véritable présence psychologique. C’est peut-être là qu’il fait basculer ces êtres de théâtre en personnages cinématographiques. Comme ce que l’on a vu pour la structure, il donne une profondeur à ces personnages. Leur sensibilité, leur humanité, leur subjectivité est finalement mise en avant.

« Au début, le couple est impersonnel. Cet homme compréhensif et indigné devant le malheur qu’il découvre, ce pourrait être nous-mêmes. Cette femme n’a pas gardé du décor émotionnel de Hiroshima des souvenirs très personnels. Cela commence un peu comme un documentaire. Mais peu à peu, il y a un virage. Par une sorte de travelling moral, la femme devient un individu précis, sa conscience passe au premier plan » (11).

Le personnage que l’on nous présentait comme universel s’avère finalement avoir une histoire intime et des sentiments qui lui sont propres : en se dévoilant, il s’éloigne de l’impersonnalité et devient un être particulier. Le personnage stéréotypé, lui, sort par moments du type en exprimant des valeurs ou des idées inattendues. Il n’est alors plus un pantin mais un être humain.

Ainsi, même les personnages de Smoking et de No Smoking ont droit à leur part d’humanité : Rowena, qui est montrée comme faisant souffrir son mari par ses adultères réguliers, est ensuite dévoilée sous un jour complètement différent pendant la partie de golf de No Smoking ; ou encore Toby, qui lors d’une discussion à la fenêtre de la cuisine avec Celia se révèle comme un être sensible et fragilisé par l’alcool dont il ne peut plus se passer. De même, Mélo qui se voulait clairement théâtral au début (avec le programme de théâtre, le brouhaha des spectateurs dans la salle, la sonnette, les trois coups, le rideau, le décor de studio, etc.) bascule dans le cinématographique en gros à partir du monologue d’André Dussollier :

« [Alain Resnais] avait décidé de ne pas tromper les gens sur la marchandise : on allait leur montrer du théâtre […], mais à un moment donné, et on ne sait ni comment ni pourquoi ni comment c’est fait, on n’est plus dans du théâtre et on est au cinéma. » (12)

En fait, la caméra se rapproche peu à peu, le centre d’attention devient Marcel Blanc (et cela est mis en évidence encore davantage par le passage au clair-obscur). Nous écoutons ce qu’il dit, captivés comme le sont Pierre et Romaine en face de lui, grâce à la performance de l’acteur – certes – mais également grâce à ce petit travelling psychologique dans la pensée et la sensibilité du personnage. A partir de là, les personnages se dévoilent (par la parole ou par la musique) et les effets deviennent de plus en plus cinématographiques, de même que les décors se font de plus en plus réels, notamment dans les intérieurs. Ainsi, l’extérieur a beau être clairement irréaliste, on peut cependant approcher une grande vérité en ouvrant ces figures théâtrales sur l’intérieur.

« Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que je revendique la théâtralité comme une sorte de réalisme ». (13)

Ce qui semblait traditionnellement s’opposer : le théâtre et la réalité sont montrés comme luttant pour la même vérité. On montre autant du réel en prenant des personnages fictionnels, d’apparence factices.

La théâtralité est ainsi nécessaire pour attirer le spectateur dans l’histoire, grâce à un rythme énergique et une langue littéraire, mais à condition qu’elle ne reste qu’un « parfum » que l’on sent tout au long du film et que l’on oublie peu à peu au profit du cinématographique. Avec la beauté de quelques mots prononcés mélodieusement et quelques gestes correspondant au montage des images, le spectateur est sous le charme, sous hypnose même, et peut croire à ce qui n’est pas. Resnais accomplit là encore un travail d’illusionniste, s’inspirant peut-être de ce personnage de bande dessinée qu’il affectionne : Mandrake le magicien.

1) THOMAS F. (1989), p.17.
2) Selon ce schéma, un sujet, poussé par un destinateur qui l’incite à agir, est orienté vers ce qui constitue l’objet de sa quête ou de son désir (entité ou personnage). Aidé par un adjuvant qui l’assiste dans la réalisation de son désir, il agit pour un destinataire qui est le bénéficiaire de l’action, et se heurte à un opposant qui contrarie son projet et l’empêche de se réaliser. Anne Ubersfled a réutilisé le schéma établi par Greimas pour des études sémiotiques de contes, de mythes et de nouvelles de Guy de Maupassant.
3) BENAYOUN R., Alain Resnais arpenteur de l’imaginaire, p.88.
4) ROBBE-GRILLET A. (1961), p.29.
5) Entretien d’Alain RESNAIS avec François THOMAS, Positif, n°307, sept. 1986.
6) Cité dans PREDAL R., L’itinéraire d’Alain Resnais, p.7
7) JAOUI A., « Questions-réponses à Agnès Jaoui » (en annexe).
8) THOMAS F. (1989), p.17.
9) DURAS M. (1960), Hiroshima mon amour, p.124.
10) BENAYOUN R. (1980), p.65.
11) Alain RESNAIS, cité dans Hiroshima mon amour, étude critique de Jean-Louis LEUTRAT, p.81
12) Pierre ARDITI en interview sur le dvd de Mélo.
13) Alain RESNAIS à Claude BEYLIE, L’Avant-Scène Cinéma n°263, mars 1981.